Les lettres que Marina Tsvetaeva adressa à Rainer Maria Rilke – présentées ici dans leur intégralité – témoignent de la rencontre de deux immenses esprits lyriques ; elles flamboient d’une passion abstraite et sublime, d’un amour impossible et fièrement irréaliste.
«L’année s’achève par ta mort? La fin? Le début! Tu es ton propre Nouvel An. (Je sais, très cher, que tu me lis avant que je n’écrive.) – Rainer, me voilà qui pleure, tu coules de mes yeux !
Si tu es mort, cher, – c’est qu’il n’y a pas de mort qui tienne (ni de vie!). Quoi d’autre? Une bourgade en Savoie – quand? où? Rainer, et le nid pour dormir, alors? Car tu connais le russe, maintenant, et tu sais que le nid, c’est гнездо et tant d’autres choses encore.
Je ne veux pas relire tes lettres, sinon je vais vouloir te rejoindre là-bas. Or, je n’ose pas vouloir. Car ce « vouloir », tu sais ce qu’il implique.
Rainer, je te sens toujours derrière mon épaule droite.
As-tu jamais pensé à moi? – Oui! oui! oui! – Demain, Nouvel An. Rainer – 1927. 7 – ton chiffre préféré. Donc, tu es né en 1876 (le journal) ? – 51 ans?
Comme je suis malheureuse.
Surtout, ne pas être triste! Ce soir, à minuit, je trinquerai avec toi. (Tu sais qu’avec moi ce sera tout doux !)
Très cher, fais en sorte que je rêve souvent de toi – ou plutôt non : que tu vives dans mes rêves. Maintenant, tu es en droit de désirer et de faire. Nous n’avons jamais cru, toi et moi, en une rencontre ici-bas – ni non plus en la vie d’ici-bas, n’est-ce pas? Tu m’as devancée – (c’est mieux ainsi !) et, pour bien m’accueillir, tu as réservé non une chambre, non une maison, mais tout un paysage. Je t’embrasse sur les lèvres ? Sur les tempes ? Sur le front ? Sur les lèvres, bien sûr, cher, pour de vrai, comme dans la vie.
Très cher, aime-moi plus fort et d’une autre manière que les autres. Ne m’en veux pas – tu vas devoir t’habituer à moi comme je suis. Quoi d’autre ?
Non, tu n’es pas encore trop haut ni trop loin, tu es là, tout près, ton front sur mon épaule. Tu ne seras jamais loin : jamais à une hauteur inatteignable.
Tu es mon doux et grand garçon.
Rainer, écris-moi ! (Plutôt bête comme demande, non ?)
Bonne Année et merveilleux paysage céleste !»
Marina
Bellevue, 31 décembre 1926. 10 h du soir. Rainer, tu es encore sur terre, c’était il y a moins de vingt-quatre heures.